dimanche 6 mai 2018

LOUVIERS, BEAUCOUP MIEUX QU'UN ESPOIR DÉÇU ...

critique du livre d'Hélène Hatzfeld 

LA POLITIQUE À LA VILLE 

Hélène Hatzfeld (photo Paris Normandie) sera présente
à 20h30 lundi 14 mai au Moulin à Louviers pour parler
de son livre et de notre histoire.
Il faut lire le livre d'Hélène Hatzfeld. Même si, par principe, je réfute ce type de formule, je le redis : il faut lire le livre d'Hélène Hatzfeld. Il faut le lire parce que les livres sur Louviers ne sont pas si courants, et ceux sur l'histoire si particulière de la gauche lovérienne le sont encore moins. 
L'ouvrage a ses limites, et ne le cache pas. Hélène Hatzfeld est nostalgique, elle met du sentiment dans l'Histoire, ce qui l'anime en détermine aussi les limites. Ainsi, lorsqu'elle arrive à Louviers près de 30 ans après la fin de ce qu'elle pense être l'expérience autogestionnaire elle se trouve face au vide. Il n'y a dans la ville ni trace évidente, ni enthousiasme sur cette période. 
Elle voulait parler autogestion, échanger avec des nostalgiques et, finalement, elle rencontre essentiellement les cicatrices enfouies sous le manteau de la maturité politique. 
L'autogestion n'a eu qu'un rôle mineur à Louviers. Elle a servi de référence idéologique à un mouvement qui avait peu de choses à voir avec elle. L'autogestion est un terme flou, il l'était déjà à l'époque. Il a cependant eu son utilité en permettant de réfléchir à gauche à la création d'un monde alternatif, respectueux de l'individu, du rapport de l'homme à sa production, et permettant d'agir concrètement. Le choix des ouvriers de Lip, décidant de produire eux-mêmes les montres alors que l'entreprise était en train de fermer ouvrait de nouvelles perspectives politiques et sociales. La Cfdt suivait nationalement l'initiative locale, le Parti socialiste unifié, dirigé alors par Michel Rocard s'engouffrait dans la brèche et jusqu'au parti socialiste en phase de construction d'un programme commun de la gauche trouvait l'idée intéressante.
Voilà pour le contexte général dans la société française... mais il reste à expliquer le succès idéologique de l'autogestion à Louviers. 

Il n'y a qu'à Louviers !

Hélène Hatzfeld dit très bien ce que le phénomène a d'exceptionnel à Louviers. Les seules communes de France à se revendiquer autogestionnaires ou sur une base alternative au programme commun de la gauche, font moins de 5.000 habitants et ne peuvent servir d'exemple. Qui plus est Louviers a toujours cette particularité géographique indissociable de son histoire de se situer à 100 kilomètres de la capitale. La ville a tout ce qu'il faut de proximité et d'exotisme politique pour intéresser une intelligentsia parisienne, intérêt matérialisé par les journalistes du Nouvel Observateur, porteurs de ce qu'on appelle alors la deuxième gauche. 
C'est vrai que cette deuxième gauche qui englobe au lendemain de mai 68 les aspirations nouvelles de la société. Pour faire vite, le besoin de reconnaissance de l'individu se construit parallèlement à une action politique collective. Cela passe par le droit à la parole, la prise en compte du désir, le respect du plaisir, tout ce que la fameuse société de consommation va d'ailleurs reprendre à son compte au fil des ans. En attendant, la deuxième gauche sent bien que les partis traditionnels, y compris à gauche ont une structure trop rigides pour répondre à cette attente. En fait, la Cfdt (qui vient juste de naître des flancs de l'ancienne Cftc) et le Psu sont les outils nationaux qui reflètent ces aspirations). 
Tout ceci explique d'ailleurs qu'aux yeux des observateurs extérieurs que le psu soit la référence politique de l'équipe qui s'apprête à reprendre le pouvoir à Louviers. C'est faux.
Ça, Hélène Hatzfeld l'a bien perçu. Elle voit bien qu'au sein de l'équipe, le psu en tant que tel n'a que peu d'influence. Le parti n'a que trois représentants au sein du Comité d'action de gauche, mais ceux-ci ne sont jamais écoutés en tant que tels. Ils accompagnent l'expérience, mais ils ne sont pas une force d'influence et n'interviennent pas comme groupe constitué au sein des débats. On touche là au fond à ce qui rend la ville si difficile à comprendre pour l'extérieur. À Louviers on est dans un autre monde. Hélène Hatzfeld fait d'ailleurs cette erreur en tentant une comptabilité des influences qui ont fondé la mouvance lovérienne. C'est peine perdue. Louviers a subi des influences, peut-être et sans doute plus que d'autres groupes humains, mais tout ce qui a tenté de s'organiser pour prendre le dessus s'est trouvé écarté soi par les faits, soi par les acteurs du mouvement.    

Ernest, le génie ou le génie d'Ernest

Au fond, par quelque bout qu'on prenne l'histoire de Louviers, et surtout dans la période traitée, on retombe toujours sur Ernest Martin. Cela peut sembler étrange vu de l'extérieur puisqu'Ernest a laissé sa place de maire à Henri Fromentin, héros de la Résistance et chef d'entreprise. Hélène Hatzfeld ne s'est pas penchée sur ce sujet. Pour ma part, je considère que c'est un grand manque à tout point de vue.
Mai 68 est une remise en cause profonde du rapport au pouvoir. Il y a des héros, des vedettes charismatiques, mais aucun ne prend le pouvoir, puisque mai 68 ne se traduit pas par une prise de pouvoir.
Or, si en mai 68 le docteur Martin a le pouvoir en tant que maire de Louviers, il le perd quelques mois plus tard, à la suite de la décision du parti communiste de l'éliminer. C'est de là que naît le Comité d'action de gauche, un rassemblement chargé à l'origine de permettre une reprise du pouvoir et de poursuivre l'œuvre déjà immense de la municipalité Martin.
Tant pis si le pouvoir passe à la droite. Il n'empêche, en faisant cela la gauche lovérienne est contrainte d'exister en dehors de la gauche nationale. Il est ainsi logique que le parti socialiste naissant qui privilégie l'alliance nationale avec les communistes ne soit pas une option politique locale. 
Il restera donc au cag à forger un projet politique qui lui permettra de reprendre la mairie, ainsi Louviers deviendra-t-il le réceptacle des courants novateurs  d'une société française en effervescence à la suite de mai 68. Ainsi s'explique à mon sens la nette victoire de 1977, qui permettra à Louviers de devenir pour beaucoup la première commune autogestionnaire de France avec 27 élus sur 27, reléguant la liste d'union de la gauche en spectateur de l'histoire locale au même titre d'ailleurs que la droite.
Mais tout ceci ne règle ni n'explique la situation d'Ernest Martin, élu premier adjoint de la liste du comité d'action de gauche. 
Comme on l'a dit, et notamment Hélène Hatzfeld, Ernest Martin, le thaumaturge, celui sans qui rien n'aurait existé à Louviers, n'est pas autogestionnaire. Il se revendique anarchiste. Il le revendique encore davantage au sein d'une municipalité où les reproches sont de plus en plus nombreux à son égard. 
Et que lui reproche-t-on à Ernest ? Qu'est ce qui fait qu'on va gentiment lui demander de ne se présenter qu'en deuxième de liste derrière la figure plus raisonnable d'Henri Fromentin ? Au départ sans doute l'idée électoraliste que derrière la figure sulfureuse du docteur qui défend le droit des femmes et notamment le droit à l'avortement alors sévèrement réprimé en France, on a peur de la réaction négative de l'électorat. Reste que derrière cette attitude frileuse se cache bien entendu la peur de la personnalité d'Ernest, de ses audaces et de ses coups de gueule ... et la mise sous éteignoir du projet ernestien. 
Bien sûr, cela n'a pas empêché la naissance et la reprise des aspects les plus originaux de la municipalité. Il y a eu la gratuité des services publics, la création du service famille (évoqué dans le livre mais qui vaut beaucoup plus qu'une simple mention y compris dans ce blog), la naissance des terrains d'aventure pour la jeunesse lovérienne, l'ouverture des cinémas au moment où tous fermaient en France et dans le reste de l'Europe ... mais, en fait, ce qui touchait au projet autogestionnaire s'est écroulé de lui-même. Il y a un exemple qui n'est pas repris dans le livre et qui me semble tout à fait emblématique des difficultés municipales. 
Autour d'un projet scolaire, de nombreux membres de l'équipe municipale vont dans un louable souci de communication discuter avec les parents de leurs attentes pour l'école. Il en ressort naturellement que les parents souhaitent en tout premier lieu que leurs petits soient protégés et qu'à cet effet des murs ou des murets soient prévus. 
Retour du compte rendu de la réunion en municipalité et colère d'Ernest qui s'insurge contre les décisions réactionnaires des parents. Il faut veiller d'abord à l'épanouissement des petits avant leur sécurité. Crise !
En fait, Ernest, même si cela est dit et redit dans le livre, Ernest donc agit comme un médecin accoucheur. Dans un accouchement, il n'y a pas de place pour la démocratie participative. Il y a un médecin qui a le pouvoir, et qui, s'il s'en sert bien parera à tous les dangers, amènera la vie dans le respect de l'enfant, de la femme et de l'acte. Le fait d'avoir voulu reléguer Ernest dans un rôle second allait bien au delà de la castration d'un personnage privé de pouvoir, il a sans doute atténué l'originalité de l'expérience lovérienne en empêchant qu'elle aille au bout de sa logique et nui à la qualité de l'analyse qu'on peut en avoir à présent. Pour ma part, je reste persuadé que si Ernest avait été en situation de responsabilité, l'expérience aurait été jusqu'au bout et aurait pu être renouvelée sur un autre mandat. Bien sûr cette uchronie ne mange pas de pain mais elle a pourtant un sens qui peut amener à réfléchir sur la réalité du pouvoir, y compris lorsqu'on dénie à celui-ci une existence.
Ainsi Ernest a-t-il souffert de cette absence de pouvoir, pour partie inassumée et derrière elle tout une mouvance et tout un groupe. L'absence de pouvoir est comme la lettre volée d'Egar Poe, cet objet que tout le monde recherche et que personne ne voit parce qu'elle est sous les yeux de tout le monde mais que chacun a un intérêt à ne pas la voir. Il n'empêche, aucune critique, aucune analyse ne pourra retirer le bilan extraordinaire des municipalités auxquelles le Docteur Martin a participé. 
Louviers, et sa formule beaucoup plus
prémonitoire qu'il n'y parait même si
le Docteur Martin lui préférait la formule
"information, participation, contrôle"

Loin des écoles, loin des partis, loin de tout, Ernest par son seul génie fait de Louviers une avant-garde de tout ce qui se fera plus tard : le pouvoir communal, la prise en compte des individus, l'exigence vis à vis des pouvoirs publics, la décentralisation même. Parce que c'est ce qu'il faut quand même dire : si l'idée même d'autogestion s'est figée au point de disparaître, les institutions rejetées sans doute ont su évoluer, le personnel municipal aussi, le pouvoir des élus et le recul de l'Etat. 







[1] « Qu’est ce qui s’est passé à Louviers ? Un tremblement de terre ? » citation attribuée à Georges Marchais, alors secrétaire général du parti communiste français... source : Pierre Semelagne, ex-militant communiste lovérien





Aucun commentaire: